La Presse
Restaurants Chinois: Chow mein et immigration
PAR JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE
Le réalisateur torontois Cheuk Kwan a parcouru le vaste monde à la recherche de restaurants chinois. Il a surtout trouvé des histoires de vie passionnantes sur l’immigration et la diaspora chinoise. Un peu de human interest avec votre soupe won ton?
Egg rolls, spare ribs, chow mein, soupe won ton A priori, rien ne ressemble plus à un menu de restaurant chinois qu’un autre menu de restaurant chinois. Ou du moins le croyait-on?
Dans sa série Restaurants chinois – dont on présentera un épisode dimanche, dans le cadre du festival Accès-Asie, le réalisateur torontois, Cheuk Kwan, remet les pendules à l’heure. Selon qu’on se trouve à Cuba, Buenos Aires ou Istanbul, les mets chinois changent de forme et de goût. Comme ceux qui les concoctent, ils se sont adaptés aux réalités locales.
Émission culinaire? Film de tourisme? Reportage ethnographique? Restaurants chinois est un peu tout cela. Car pour Cheuk Kwan, la bouffe n’est finalement qu’un prétexte pour parler autrement plus vaste : l’immigration chinoise dans le monde. On dit «vaste» parce que cette diaspora fourmillante – une des plus grosses avec celle des Juifs et des Indiens – est estimée à quelque 15 millions de personnes, dont environ un million au Canada!
Pour mener son enquête, Cheuk Kwan a carrément ratissé la planète. Il s’est arrêté dans l’île Maurice, à Madagascar, en Turquie, en Afrique du Sud, au Brésil, au Pérou, en Argentine, en Norvège, en Israël et même dans un trou perdu de la Saskatchewan. Dans chaque petit restaurant chinois, il a trouvé des menus variés, mais aussi – et surtout – des histoires de vie rocambolesques et des personnages poétiques à l’identité culturelle brouillée. Leurs témoignages ne sont pas seulement éloquents, mais aussi très touchants. Rien à voir avec le stéréotype tenace du Chinois distant.
Une main-d’oeuvre à bon marché
Pour la petite histoire, l’immigration chinoise a commencé vers les années 1850. Fuyant la misère noire, des milliers d’hommes sont partis chercher du travail à l’étranger. Ça tombait bien : avec l’abolition de l’esclavage, l’Amérique cherchait une nouvelle main-d’oeuvre à bon marché. «Mais en général, ils allaient surtout où l’on voulait bien d’eux», résume Cheuk Kwan, rejoint à Toronto.
Certains ont choisi le Canada et les États-Unis, pour la construction du chemin de fer. Plusieurs se sont installés dans les Caraïbes, où se trouvaient les plantations de canne à sucre. D’autres ont échoué à Madagascar ou en Turquie Où qu’ils soient, le restaurant sera pour eux le plus sûr moyen de s’élever dans l’échelle sociale.
L’intégration, du reste, ne s’est pas faite du jour au lendemain. «Je dirais qu’en général, le taux d’assimilation dépendait du niveau d’acceptation, résume le cinéaste. Dans les colonies espagnoles, elle s’est faite naturellement. À Cuba par exemple, on dit qu’un quart de la population a désormais du sang chinois. Mais au Canada, ce fut particulièrement difficile. Les Chinois ont dû faire face à une immense discrimination. Le Chinatown n’était pas tant un ghetto qu’un mécanisme de défense de la part de la société blanche. Ce sont eux qui ont cantonné les nouveaux arrivants dans un seul et même endroit.»
Mais les choses ont changé, se réjouit M. Kwan. «Les barrières sociales ont été levées. Les couples interraciaux se sont multipliés. Les Chinois ne vivent pratiquement plus dans le Chinatown. Ce quartier est devenu une façade, une attraction pour les touristes.»
Du chien?
Il en va de même pour la cuisine chinoise. Si la base est restée la même (riz, sauce soya, cuisson au wok) elle s’est, à divers degrés, métissée selon les territoires.
C’est le cas, entre autres, de la «bouffe chinoise américaine», celle que nous connaissons trop bien : spare ribs, egg rolls, boules de poulet à la sauce rouge, chow mein et autre malbouffe au glutamate de sodium. «Ces plats existent en Chine, surtout dans la région de Canton, souligne M. Kwan. Mais pas sous cette forme. Et surtout, pas aussi sucrés! Saviez-vous que le chop suey avait été inventé à San Francisco? C’était un mélange informe de restes, hachés menus. Les Américains ont apprécié et c’est resté.»
Heureusement, la cuisine chinoise authentique est en train de reprendre ses droits en Amérique, lance le réalisateur. Plus les Occidentaux voyagent, plus leur culture se développe. Et plus ils savent ce qu’est la «vraie affaire». En outre, l’immigration récente a créé une nouvelle demande. «Il est beaucoup plus facile aujourd’hui de trouver des restaurants qui offrent des dim sum et du poisson vapeur au gingembre. Idem pour la cuisine de Hunan ou de Sichuan, qui est beaucoup plus épicée. On en trouvait peu au Canada avant les années 80» souligne M. Kwan.
À ce stade de l’entrevue, la question nous démange. Est-il vrai, M. Kwan, que les Chinois mangent du chien? «Ici certainement pas, répond le cinéaste, qui admet n’avoir jamais goûté à la «chose». Mais en Chine, spécialement dans la province de Canton, cela peut arriver. C’est de la cuisine d’hiver, très nourrissante. Et assez chic. Un peu l’équivalent de notre gibier. Attention : ce ne sont pas tous les Chinois qui en mangent. Il y a même des lois pour l’interdire. Ce qui explique pourquoi les lieux qui en servent ne s’affichent pas et sont souvent tenus secrets.»
Attachés à la Chine
Achevé en 2005, Restaurants chinois a été réalisé à compte d’auteur. Un budget «dans les six chiffres» que M. Kwan n’ose pas dévoiler, d’autant qu’il peine toujours à faire ses frais.
À cause de sa facture éclectique croit-il, la série n’a été achetée par aucune chaîne généraliste canadienne. Elle n’a été diffusée en Amérique que sur certaines chaînes satellitaires, notamment le réseau Telus, qui l’a mise à sa programmation depuis le 1er mai. Bonne nouvelle cependant : la Chine projettera la série au complet dans des cinémas grand public. Pour Cheuk Kwan, c’est non seulement une bonne nouvelle sur le plan financier, mais aussi culturel.
«Les Chinois de Chine sont très “sinocentristes” vous savez. Avec cette série, je leur lance un message. Je veux leur rappeler qu’ils ont des millions de frères et soeurs qui triment aux quatre coins du monde. Et que les interconnections sont encore très fortes dans la diaspora chinoise. Nous avons peut-être quitté la Chine. Mais nous gardons tous le concept de la mère patrie dans notre coeur. Nous restons tous attachés à notre culture d’origine. Dans certains cas, ce n’est peut-être que par la cuisine Mais la cuisine fait partie de la culture, non? »
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La Presse, 4 mai 2007, Actuel Sortir